La traversée Gibraltar – Canaries 680 miles nautiques

Nous sommes restés 2 semaines à la marina Alcaidesa de La Linea de la Concepcion. Une fois installé notre nouveau pilote, nous avons attendu une fenêtre météo correcte pour partir vers Les Canaries. 

Les dépressions s’enchainent dans l’Atlantique nord, la dernière est particulièrement violente et s’accompagne de tempêtes en France. Nous discutons beaucoup entre équipages de météo, et d’orques. 

Ces derniers s’en prennent aux safrans des voiliers depuis 3 ans, ils les croquent, les heurtent violemment, allant parfois jusqu’à couler des voiliers, sans que personne ne sache trop que faire, ni comment éviter ces interactions. De nombreux témoignages racontent ces attaques. Aucun bateau ne parait plus susceptible de les attirer ni de s’en prémunir, hormis les bateaux en acier, un peu durs sous la dent. Des associations de plaisanciers et des scientifiques collectent les précieux témoignages et tâchent de formuler des recommandations, mais à ce stade, la seule solution efficace est de ne pas croiser leur route.

Les orques ibériques que l’on trouve dans le détroit de Gibraltar se déplacent au fil des saisons selon la migration des thons. En novembre ils se trouvent habituellement sur la côte atlantique, alors qu’ils sont essentiellement dans le détroit et sur la côte sud espagnole et portugaise en été. Nous pensions donc être à l’abri des orques en Novembre. 

Deux jours après notre arrivée à Gibraltar, un voilier a été attaqué à Europa point, juste à l’entrée de la baie de Gibraltar coté méditerranéen. Le 31 Octobre 2023, un voilier a même été coulé dans le détroit côté marocain… Gloups… Les jours suivants, on assiste à une attaque quotidienne en moyenne. Les voiliers reviennent estropiés au port, parfois par leurs propres moyens ou pris en remorque par les secours lorsqu’ils ont perdu toute manœuvrabilité. Re gloups.

La question des orques est donc au centre des discussions et des craintes des marins. Les seuls moyens de riposte qui semblent avoir un semblant d’efficacité tout en étant sans risque pour les orques, espèces protégées, sont le sable – encore faut-il embarquer des sacs de sable sur le bateau-, le bruit – à base de musique forte, casserolade et encore mieux barre de fer immergée sur laquelle on frappe régulièrement- et surtout la fuite, mais ces animaux peuvent nager à 30 nœuds, autant dire la vitesse de la lumière pour Sabali. 

Je suis inscrite sur le groupe telegram d’orcas.pt, site internet qui cherche à aider les plaisanciers à prendre les meilleures décisions vis-à-vis des orques. Là aussi les discussions vont bon train, notamment sur l’itinéraire à suivre pour passer le détroit. Sur orcas.pt et sur le groupe télégram émerge le conseil de suivre la côte espagnole, puis de remonter au nord jusqu’à Cadiz, avant de partir au large vers l’ouest puis seulement au sud. Cette route rallonge le trajet vers les Canaries d’environ une journée. Néanmoins la sécurité prime avant tout, c’est donc un itinéraire que nous envisageons. Toutefois, nous ne sommes pas convaincus de la réelle diminution du risque de rencontre dans cette zone, nous nous inquiétons également des conséquences d’avaries sérieuses beaucoup plus à distance des côtes et donc plus loin d’éventuels secours. 

Nous en discutons à plusieurs bateaux et finissons par décider de traverser le détroit de jour, à plusieurs, dans sa partie la plus étroite et de rester au plus près des côtes espagnole puis marocaine le reste du temps. Les orques ibériques ne s’approchent pas des zones peu profondes, elles évoluent habituellement entre 20 et 350m de profondeur. Cette solution est loin d’être idéale car la côte marocaine est aussi réputée pour ses filets de pêche, des zones de courants turbulents et ses garde côtes qui demandent parfois aux voiliers de s’écarter de plus de 2 miles des côtes. 

Ces contraintes ne nous permettent pas de tenir compte des courants de marées qui sont pourtant très forts à Gibraltar. 

Le 7 Novembre 2023 à 7h, nous quittons la marina et rejoignons les bateaux Graal, Kinghy, Grand tour, BO et Deo Juvante pour passer la Orca alley. Il faut déjà une heure pour sortir de la baie de Gibraltar. Dès qu’il fait jour nous voyons des dauphins près des bateaux. Chaque aileron est suspect et fait monter l’adrénaline. Nous nous suivons de près. Nous sortons de la baie et longeons la côte espagnole dans la bande des 20m. Le jour est désormais bien levé, il fait beau, il y a peu de vent. Nous atteignons bientôt le point où nous allons virer pour débuter la traversée du détroit. Nous sommes tous en contact visuel et VHF permanent. Grand Tour et Deo Juvante, les deux catamarans, sont devant. Nous sommes juste derrière à coté de BO. Derrière suivent Graal et Kinghy.

Environ deux heures après être partis nous virons et augmentons le régime moteur. L’idée est de rester le moins longtemps possible dans la zone à risque. Les catamarans nous distancent petit à petit. Avec notre VHF portable nous les captons moins bien. Tout le monde est en veille hyperactive. Nous surveillons également les nombreux cargos qui passent dans le rail que nous traversons perpendiculairement. 

Nous sommes presque sortis du rail lorsque nous entendons les deux catamarans se parler à la VHF. Ils sont côte à côte, à quelques centaines de mètres de nous. Ils viennent de voir des ailerons qui leur semblent différents. Quelques secondes plus tard, les orques sont près d’eux. Nous les voyons dévier brutalement de leur trajectoire vers bâbord. Nous voyons les grands cétacés sortir de l’eau vers eux. Nous entendons Jérôme à la VHF : « on est touché ! ». Deo Juvante est également heurté à 3 reprises. La tension est à son comble. Nous sommes au milieu du détroit et les orques sont devant nous. Nous décidons de continuer à fond de moteur et dévions sur bâbord. Les catamarans de leur côté font le plus de bruit possible, et reprennent leur route. Cela semble fonctionner car les orques ne s’attardent pas. 

Les autorités marocaines contactent Deo juvante par VHF. Ils se demandent ce qu’est cette flotille qui arrive à vive allure vers leur territoire. « A quelle course participez-vous ? » leur demandent-ils ! C’est ainsi que nous nommons notre expédition l’ORC 2023, en référence au rallye qui traverse l’atlantique et se nomme l’ARC. 

Nous atteignons enfin la côte marocaine. Le répit est partiel, la vigilance intacte. Même si la probabilité de rencontrer des orques s’est amenuisée, elle n’a pas tout à fait disparu; ils ont déjà été vus devant Tanger. Nous réduisons tout de même un peu le régime moteur à des valeurs plus habituelles pour Sabali. Nous voyons quelques pêcheurs mais aucun filet. Nous traversons effectivement quelques zones de forte turbulence qui nous obligent à nous écarter un peu de la côte. Nous passons la baie de Tanger. Les catamarans devant nous ont immergé leurs go pros : il n’y a pas de dégât et tout fonctionne normalement. Ouf.

Nous arrivons au Cap Spartel, la sortie du détroit. Nous hissons les voiles et faisons cap sud ouest pour enfin nous éloigner des côtes. Il nous aura fallu un peu moins de 10h pour sortir du détroit, et quelle histoire ! La navigation vers les Canaries peut enfin débuter. 

Nous prenons un ris pour la nuit dans les 18-20 nœuds de vent qui nous permettent d’avancer à 7 nœuds. La mer est assez formée après les dépressions successives et la houle plutôt courte alors qu’on nous avait parlé de la longue houle d’Atlantique! 

Nous sommes près de BO mais nous avons perdu les autres qui ont gardé une trajectoire plus proche des côtes. Le deuxième jour nous prenons un deuxième ris et poursuivons notre route. A bord, on se détend après les orques, mais les conditions de vent et de mer restent soutenues. 

Le 9 Novembre, le vent faiblit et nous poursuivons au moteur. Nous faisons des points météo avec BO matin et soir à la VHF. Le vent nous a quitté mais la houle est encore bien présente et nous avons du mal à tenir debout dans le bateau sans s’accrocher à quelque chose. Les repas sont minimalistes. En fin de journée, nous avons la visite de dauphins furtifs. Ils ne font que passer mais c’est toujours un émerveillement. 

Le 10 Novembre est enfin une journée agréable. Le soleil et le vent sont de retour, la houle courte et hachée a laissé place à la fameuse longue houle d’Atlantique. Elle mesure 3m mais est bien plus supportable. Ce jour-là, je réalise même mon plat signature : courgettes poêlées et pâtes au pesto.

Le 11 Novembre signe le retour d’un vent plus soutenu et avec lui une houle plus formée avec quelques déferlantes. Nous avons de nouveau la visite de dauphins qui cette fois assurent le spectacle. Ils sautent dans les vagues, surgissent de toutes part, passent d’un côté à l’autre du bateau.

Nous sommes partis assez à l’ouest afin de nous écarter des côtes marocaines et de vents annoncés forts, nous devons maintenant faire cap au 170, sud-est. Nous subissons la houle ¾ arrière qui nous fait des croche pattes toute la nuit suivante, faisant valser l’arrière du bateau. Damien a même fini dans un tonitruant fracas à plat ventre dans le cockpit, alors qu’il était tranquillement allongé sur la banquette…

Nous arrivons enfin à La Graciosa, première ile des canaries, le 12 Novembre à 4h, après avoir parcouru 680 miles en 117 heures. Nous mouillons dans 10m et Damien fait offrande de sa lampe frontale à Neptune, ce qui nous assure un éclairage sous-marin pendant une bonne heure. C’est l’heure d’un repos bien mérité.

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